vendredi 7 février 2014

Les vases communicants - février 2014 (28) : Myriam OH

Dans le cadre des vases communicants de février 2014, mon 28 ème échange de mots

Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre...

L’aventure du 1er vendredi du mois de février 2014 est racontée ici.

Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’accueillir Myriam OH.

J’aime beaucoup la citation notée sur son blog :
« Le talent, ça n’existe pas. Le talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose. » [Jacques Brel]


Merci également à Brigitte Célérier dont il faut saluer la somme de travail tout au long du mois pour rassembler tous les liens et allez lire ses impressions de lecture… un petit bijou chaque mois.

Mais place aux mots de Myriam.

Le vieux et la vieille.






¾    J'ai faim ! lance le vieux sans même lever la tête de son journal.
¾    Mais il est à peine onze heures... marmonne la vieille, affichant une moue contrariée d'avoir dû laisser un instant le tricot de côté pour chercher l'aiguille de la pendule.
¾    Onze heures ?! hurle le vieux en envoyant valser le journal sur la table du salon. 

Et puis, lentement, il pose sur son nez une paire de lunettes. Et puis, lentement, et dans une douleur sourde que trahit son visage, il se lève sur ses deux jambes qui chancellent déjà. Et puis, lentement encore, il avance en direction de la pendule. De petits pas en petits râles. Il s'arrête face à elle, s'appuie contre le mur pour tenter de maintenir son équilibre, et attend. Et attend. 

¾    Mais elle déconne cette pendule ! lance le vieux sans lâcher du regard la grande aiguille qui semble effectivement ne plus vouloir avancer.
¾    Tu sais, elle n'est plus vraiment jeune... répond la vieille d'un air désolé.
¾    On n'est plus vraiment jeunes non plus, et on ne s'arrête pas pour autant ! bougonne le vieux dont les deux jambes se mettent à nouveau à chanceler et qui peine soudain à maintenir son équilibre, malgré l'aide précieuse du mur.
¾    Allez, retourne t'asseoir et terminer ton journal. dit la vieille d'un ton bienveillant.

Et puis, lentement, il détache son regard de la grande aiguille de la pendule. Et puis, lentement, il lâche le mur et fait une nouvelle fois confiance à ses deux jambes qui chancellent de plus belle, pour rejoindre la vieille. De petits pas en petits râles. Et puis, lentement encore, et dans une douleur sourde que trahit son visage, il s'asseoit sur la chaise et reprend son journal. Il enlève de son nez la paire de lunettes et reprend sa lecture là où il l'avait laissée il y a quelques minutes - qu'il ne peut plus quantifier à présent.

La vieille fait son tricot.
Le vieux lit son journal.

¾    Mais quelle heure est-il alors ? questionne le vieux en rompant soudainement ce silence qui avait repris sa place habituelle dans le petit salon.
¾    Il doit être onze heures passées... Hier, il était bien midi lorsque nous avons consulté la pendule avant de manger. répond la vieille, toujours absorbée par son tricot.  
¾    Et s'il était déjà plus que midi ? Et si on avait manqué l'heure de manger ? Je le sens, je te dis... J'ai faim ! s'exclame le vieux que l'inquiétude envahit brusquement. 
¾     Mais il est à peine onze heures... marmonne la vieille, affichant une moue contrariée d'avoir dû laisser un instant le tricot de côté pour chercher l'aiguille de la pendule.

Voilà, ça recommence. La vieille perd la boule, à nouveau. Lui, depuis longtemps, ne va plus très bien physiquement. Mais depuis quelque temps, elle non plus n'échappe pas à ce temps qui est irrémédiablement passé - beaucoup trop vite. Pour le moment, ils ont réussi à tenir comme ça. Tous les deux, sans l'aide de personne. Malgré ses difficultés à se déplacer, à lui. Malgré ses oublis, à elle. Mais ces derniers temps, elle oublie de plus en plus souvent. Et dans ces moments-là, il se sent seul, le vieux. Tellement seul. Comme là, à cet instant, où encore elle ne reconnaît plus. Sa vie, son salon et son vieux qu'elle abandonne soudain.
Alors comme à chaque fois, il ne lâche plus du regard cette absente qui ne le voit plus. Et prie aussi fort qu'il le peut pour qu'elle revienne vite auprès de lui. Et attend. Et attend.
Mais aujourd'hui, c'est long. Trop long. Beaucoup plus long que d'habitude, peut-être. En fait, il ne sait pas. La grande aiguille de la pendule ne veut plus bouger. Combien de temps s'est-il écoulé depuis qu'elle est partie, la vieille ? Une, deux, trois... dix minutes ? Une heure ? Plus, peut-être ? Il n'en sait rien. La seule chose qu'il sait, c'est qu'il a faim ! Et qu'elle n'est plus là... Et qu'elle ne revient pas auprès de lui, comme elle le fait d'habitude...

Alors, seul et avec le peu de forces qui lui restent, il lutte contre ces peurs qui l'assaillent de toutes parts. Est-ce que la vie se fige lorsqu'une pendule s'arrête ? Sont-ils condamnés à rester là, coincés en cette éternité qui n'atteindra jamais midi ? Et si la réalité n'était pas ce qu'elle semble être ? Et si la pendule ne s'était jamais arrêtée en réalité ? Et si c'était eux qui n'appartenaient déjà plus à ce temps qui va beaucoup trop vite pour eux ?
Un grognement fait, une nouvelle fois, taire cet insolent silence qui semble, depuis quelque temps, vivre davantage ici que le vieux et la vieille. Il pose sa main sur son estomac en espérant le faire taire. C'est sûr, midi est bien passé : il a faim. Vraiment faim.

Une larme perle le long de sa joue. Il n'a plus sa force d'antan. Plus la force de se battre. Plus la force de se lever, encore une fois. Plus la force d'aller chercher ses outils dans le placard de l'entrée. Plus la force d'aller réparer la pendule pour lui permettre enfin d'atteindre midi. Plus la force de tendre la main de l'autre côté de la table du salon. Plus la force d'aller caresser la main de la vieille. Parce qu'il le sait, le vieux. Sa main, elle la retirera, la vieille. Avec ce même regard qu'elle a eu le premier jour où elle s'est mise à oublier. Ce regard vide. Ce regard qu'il n'oubliera jamais, tellement il lui avait fait mal. Comme il n'a jamais oublié un autre regard. Ce premier regard qu'elle lui avait offert, le jour de leur rencontre. Ce regard profond qui promettait tant de choses, et qui lui avait fait tellement de bien.
Ce regard qu'il ne verra jamais plus, à présent.

Alors, lentement, il pose sur la table du salon ce journal qu'il avait gardé entre les mains par réflexe, mais qu'il ne lisait plus vraiment depuis bien longtemps. Alors, lentement, il ferme les yeux. Et se laisse envahir, avec plaisir, par toutes ces images, ces émotions, ces souvenirs qui le traversent. L'espace d'un instant. Alors, lentement, il se laisse happer par le sommeil. Avec l'espoir discret que les douze coups de la pendule les réveillent rapidement. 
Et déjà, il n'a plus faim, le vieux.   


Grand merci à Myriam OH.


Pour pourrez découvrir mesmots chez elle, demain ou après-demain… je les lui ai donnés avec quelque retard… des problèmes d’intendance…

Et que sont les VASES COMMUNICANTS ?
Emprunté à Pierre Ménard, car pourquoi dire mal ce qui a été si bien dit :

« François Bon Tiers Livre et Jérôme Denis Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants (au départ cela s’appelait le Grand dérangement, pas peu fier d’avoir trouvé ce titre de vases communicants) : Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Beau programme qui a démarré le 3 juillet 2009 entre les deux sites, ainsi qu’entre Fenêtres / open space d’Anne Savelli et Liminaire. 

Si vous êtes tentés par l’aventure, faîtes le savoir sur le mur du groupe Facebook des vases communicants


3 commentaires:

François le Niçois a dit…

Splendide texte, fort émouvant. Qui me renvoie au dernier regard d'une vieille : ma mère mourante, il faudra un jour que j'écrive ce souvenir. Merci

Marilyn a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Marilyn a dit…

J'ai adoré ce silence du petit salon, très exactement "rompu" par la dureté des mots de la vie réelle. "Bravo" (si je peux me permettre). A défaut : merci :-)